Les animaux de Nekmaria – Habib Tengour

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« Parce qu’on est au théâtre… pas dans un pâturage… », les animaux parlent. Ceux de Nekmaria ont de l’esprit et leur parole est d’or. Ce qu’ils disent peut paraître incongru pour qui n’entend pas leur langue. Qu’importe ! Il suffit de prendre plaisir à les écouter et ne pas s’offusquer de leur franc-parler.

Certains ont pu voir dans cette pièce une dérision d’événements dramatiques de notre histoire. Ce n’est pas l’intention de l’auteur qui cherche simplement à exorciser ces atlâl qui désolent notre mémoire.

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Description

Résumé :

 

« Parce qu’on est au théâtre… pas dans un pâturage… », les animaux parlent. Ceux de Nekmaria ont de l’esprit et leur parole est d’or. Ce qu’ils disent peut paraître incongru pour qui n’entend pas leur langue. Qu’importe ! Il suffit de prendre plaisir à les écouter et ne pas s’offusquer de leur franc-parler.

Certains ont pu voir dans cette pièce une dérision d’événements dramatiques de notre histoire. Ce n’est pas l’intention de l’auteur qui cherche simplement à exorciser ces atlâl qui désolent notre mémoire.

 

Bio-express :

 

Né à Mostaganem en 1947, Habib Tengour est poète, romancier, essayiste, auteur de théâtre et anthropologue. Son écriture, oscillant entre la dérive imaginative du jeu surréaliste et le souffle lyrico-épique de la tradition poétique arabe, s’est affirmée, dès le début des années 80, parmi les auteurs maghrébins les plus importants.

 

 

Extraits :

 

Les personnages : Le bouc, L’âne, Le mouton, Le dindon, Le loup, Le chat, Le paon, La vache, Le cochon, Les chiens

 

L’homme, La femme, Le seigneur de la tribu, Le cavalier, Les hommes de la tribu, Les femmes de la tribu

 

Le drame se passe dans le Dahra, chez les Ouled Riah, en juin 1845.

 

 

Coteaux du Dahra. Paysage verdoyant. Forêt. Campement de la tribu des Ouled Riah. Lever du jour. Animation progressive. Les hommes et les femmes ainsi que les animaux domestiques vont et viennent sur la scène. A midi, les animaux sont rentrés dans les enclos. Les hommes et les femmes rejoignent leurs tentes. Les bruits cessent peu à peu. 

Entre un bouc. Il sort un tambourin de sa musette et un morceau de craie.

Il fait lentement le tour de la scène, tambourinant avec le morceau de craie et regardant de tous côté, puis il trace un cercle, jette la craie vient au milieu du cercle et s’arrête.

 

 

Le bouc

 

Ils dorment ! Pauvres hommes ! Dormir à midi

Ils ne savent pas… Qu’ils dorment !

Et vous ?! Vous écarquillez les yeux

Ouvrez-les bien, la nuit tombe. Plouf !

Aussi simple que ça, plouf !

Il fait nuit

On est passé de midi à minuit et personne

Ne s’en rend compte !

Silence. Il tourne dans le cercle en regardant le public.

Qui suis-je ?

Léger silence.

Je répète : qui suis-je ?

Il éclate de rire

Ça vous étonne, hein ? Ben oui, je parle

Sans être retenu par aucune honte

Pourquoi me gêner, d’ailleurs

Je ne discoure pas pour recueillir vos voix

Vos aumônes ne gonflent pas mes bourses

La politique et les finances ne sont pas mon fort

Je dis ça mais si je voulais je

il se tait brusquement, fait un tour puis reprend

Je n’attends rien de vous

Je parle, tout simplement

Pour dire ce que j’ai à dire, et j’en ai

Comme tous ceux qu’on ne laisse jamais dire

Vous m’entendez. Vous comprenez…

Les mots. C’est les mots que vous comprenez, non ?

Des mots qu’on dit. Que vous dites. Que je dis.

Parce qu’on est au théâtre… pas dans un pâturage…

Ailleurs, seuls les saints, et pas tous encore, entendent

De là à comprendre le propos, ça n’est pas à portée d’arc

Le langage des animaux, un don de Dieu.

Nous avons une langue universelle

Vos écrivains, vous les ignorez, nous jalousent pour ça

Empêtrés qu’ils sont dans des querelles linguistiques

Dieu merci, nous sommes préservés

La langue étrangère ne nous empoisonne pas l’existence

Pas besoin d’interprètes entre nous

La nation animale est universelle

Il n’y a pas d’étrangers chez nous

C’est que nous nous connaissons ce qui n’est pas

Votre cas

Vous en êtes à surveiller des frontières

Alors que nous circulons comme bon nous semble

Léger silence

Sauf quand les hommes s’en mêlent !

Il soupire, regarde autour de lui

C’est que nous n’avons pas démérité.

Pas de Babel pour surprendre le Créateur

Nous ne sommes pas aussi bêtes que les humains

Des frustrés nostalgiques du paradis perdu

Pas comme nous qui n’avons rien perdu

Nous autres, on est comblé

Il se tape sur le ventre, grimace des sourires

Ceux qui nous comprennent le savent

Les fabulistes, par exemple

Esope nous aimait bien, Dieu le cite

En exemple. Un sage… Et cuisinier expert

Question d’accommoder les langues…

Sans aller aussi loin,

Chez les Ouled Maallah, Ben Ali Moussa converse avec

Sa jument tous les jours, à n’importe quelle heure

Une jument savante et éloquente, du bon sens à revendre

Et chez les Flîta, autrefois,

Sidi m’hammed Ben Aouda ne décidait

Jamais sans consulter son lion

Un lion qu’il chevauchait pour se déplacer

C’était autrefois, il y a bien longtemps

On le dit partout dans le pays

Dieu est plus savant !

Silence

Je vois que vous êtes sceptiques ou plutôt abasourdis

Vous n’en croyez pas vos oreilles

Ça siffle ? Hein ? Sourds ? Sûr ? Surdité politique !

Et pourtant !

Vous êtes croyants dites-vous ? A quoi croyez vous ?

Il lève la patte au ciel, se frotte le ventre, fait des gestes désordonnés

Au Paradis ? A l’enfer ? Pauvre Rabi’a !

Elle voulait brûler l’un et noyer l’autre

Une femme qui savait et qui aimait

Dieu est amour, vous savez ça

La foi n’est pas une mince affaire

Ni une question de gros sous

Ou d’artillerie

Surtout par ces temps difficiles

Vous savez tous ce qu’il en est des temps

Qui rit aujourd’hui demain pleurera

Ou rira toujours si la chance lui sourit

Moi, je suis chanceux. Oui, oui, ma bonne étoile

Et je crois, moi ! Je suis croyant !

Il rit et observe le public en silence. Il se déhanche

La chance ne sourit pas à tout le monde

Rien à voir avec le sourire édenté de la magouille

Ha ça non ! Non, pas de ça ! Non ! Non !

Il se tortille

Je ne suis pas un truand, moi !

Je répète : qui suis-je ?

J’aime, c’est vrai. Mais qui suis-je ?

Le public ne bronche pas. Toussotements. Il les imite.

Hem, Hem… c’est trop facile… Je ne suis pas un bouc.

J’ai l’air d’un bouc, mais je ne suis pas !

Haha ha… Bien sûr, j’ai des cornes et une barbichette

Et attention aux biquettes égarées dans le pré

La nature m’a gâté et je ne m’en plains pas

D’ailleurs qui se plaint d’être gâté par la nature ?

Les enfants ont encore le temps avant les réclamations…

Il interroge le public en lui faisant des clins d’œil

Non, mesdames et messieurs, certainement pas

Je ne suis pas un bonimenteur de foires

Je ne vends rien, pas la moindre herbe médicinale

Je ne suis pas un exorciste, laissez vos fous et

Vos filles tranquilles, c’est à vous qu’il manque un grain

Je ne suis pas un quelconque gadget taïwanais

Et, par-dessus le marché, je n’arrache pas les dents

Sans douleurs ni saignements

Au moyen de tenailles miraculeuses

Pause

Je ne brigue aucun mandat ni ne récidive

C’est pourquoi je ne mens pas

Il rit

Mais tout ça n’est qu’apparence

Une illusion dramatique, je n’ai pas à la justifier

Sinon par le rythme

Il frappe son tambourin, puis s’arrête aussitôt

Il manque les airs de flûte, ah…

C’est qu’on n’est pas à sidi Abed

Silence. Il tend l’oreille comme pour essayer d’entendre une musique 

Ça ne fait rien. On ne peut pas dire que le pays soit gâté

Question musique, je me comprends… J’essaie…

Je rimaille à mes moments de loisir

Ça n’est pas du Imroul’Qays ni du Abu Nuwwâs

Tout de même, j’aiguillonne mon démon

Il se tait, fait le tour du cercle puis s’arrête

Qui suis-je ?

Pas un être humain bien que ma faculté de raisonner

Dépasse de beaucoup celle de bien des membres

De vos sociétés savantes  ¾ elles ne sont pas nombreuses

Ce n’est pas faute de subventions

Et je ne frime pas !

Faire simple, telle est ma devise

Allons qui suis-je ? Vos méninges sont fatiguées

Creusez, bon sang !

Allons, de l’effort quoi ! Sommes-nous plus Algériens ?

La fatigue congénitale !

Vous ne voulez pas chercher, vous prêter au jeu ?

Le théâtre n’est pas la télé, il faut participer

Assister à un spectacle c’est du travail productif !

Silence. Il fait plusieurs tours

Je m’échine pour rien ! Vous abandonnez

Pourtant, vous avez déjà été au théâtre. Vous avez vu

Des pièces de Kaki… Alloula… Kateb Yacine…

Non ? Diwân al Garagouz, vous connaissez

Hein ? Vous n’étiez pas attentifs ? Vous n’étiez pas nés ?

C’est bien ça le problème, vous n’êtes jamais

Attentifs. Jamais nés. Jamais là !

Ha, le public idéal ! C’est à désespérer

Vous donnez votre langue au chat

Bon !… Je… Je… Je suis…

Je suis le grain de blé doré au soleil

Pause. Il interroge la salle du regard

Le faune de l’après-midi sa sieste achevée

Pause. Il interroge

Le public idéal conçu par l’artiste

Pause. Il hausse les épaules

Je suis le chœur ! … JE SUIS LE CHOEUR

Il éclate de rire, frappe son tambourin et fait des pas de danse

Le cercle à moi seul

Je sais chanter et danser et entrainer le monde

Dans une transe carabinée

Moi, j’aime la fête et je n’ai pas honte

J’assume mes actes et mes désirs

Crève les envieux, les puritains, les faces de rats

Ceux qui ne goûtent pas n’ont qu’à se terrer

Il sifflote et cabriole 

« Plaisir d’une vie ne dure qu’une heure »

a dit Khloufi Lakhal, un sage je présume

Moi je dis qu’en une heure on peut jouir de mille vies

Question de comptage…

Ce n’est pas sur mes sabots que je fais le décompte

Vous avez des doigts mais ne savez pas quoi en faire

Il éclate de rire, effectue des pas de danse. Il chante

Maestro qui n’a joui

Vraiment n’a pas vécu

Pauv’ gars l’est fichu

Les mains dans le cambouis

Le v’là sur le cul

Le v’là sur le cul

Les mains dans le cambouis

Pauv’ gars l’est fichu

Vraiment n’a pas vécu

Maestro qui n’a joui

Mon chant a les ailes cassées. L’essentiel est que je chante

et trouve la mélodie

Ha ha ha instruisez moi

Avec la vie comment faire

Dites-le-moi je désespère

Qu’est-ce que j’entends répète voir

Dites-le-moi je désespère

Avec la vie comment faire

Ha ha ha instruisez moi

Qu’est-ce que j’entends répète voir

Laisse tomber soucis

Roule-toi par terre

Ha ha ha… hoho

Roule-toi par terre

Laisse tomber soucis

Ho ho ho… haha

Faites comme moi !

Il danse frénétiquement

Le bouc n’est pas versé dans l’exégèse

Quelques bribes pour éviter les embuches

Mais question gaudriole, il s’y connaît

Je suis resté nature

Il tambourine en sautillant

Je ne vais pas tirer la couverture à moi

Je parle trop !

En vérité pas assez

Vous allez vous en rendre compte

Je ne vais rien dire de la pièce

Normal pas vous gâcher le plaisir

Je vous laisse voir

Il va se mettre dans un coin. Immobile.

Silence.

 

La nuit tombe lentement. Silence dans le douar des Ouled Riah. Quelques chiens tournent sur place.

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