Bel abîme – Yamen Manai
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Yamen Manai nous conte avec fougue le cruel éveil au monde d’un adolescent révolté par les injustices. Heureusement, il a Bella. Entre eux, un amour inconditionnel et l’expérience du mépris dans cette société qui honnit les faibles jusqu’aux chiens qu’on abat « pour que la rage ne se propage pas dans le peuple ». Mais la rage est déjà là.
Résumé :
Yamen Manai nous conte avec fougue le cruel éveil au monde d’un adolescent révolté par les injustices. Heureusement, il a Bella. Entre eux, un amour inconditionnel et l’expérience du mépris dans cette société qui honnit les faibles jusqu’aux chiens qu’on abat « pour que la rage ne se propage pas dans le peuple ». Mais la rage est déjà là.
Bio-express :
Né en 1980 à Tunis, Yamen Manai vit à Paris. Ingénieur, il travaille sur les nouvelles technologies de l’information. Bel abîme (Prix Orange du livre en Afrique 2022, Prix de la littérature arabe 2022…) et ses précédents romans, La marche de l’incertitude (2010), La sérénade d’Ibrahim Santos (2011) et L’amas ardent (2017, Prix des Cinq Continents de la Francophonie) sont publiés aux éditions Elyzad en Tunisie.
Extrait :
Maître Bakouche ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l’ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. Vous pouvez vous brosser, je ne le dirai pas, je ne suis pas votre chien.
Monsieur, c’est tout ce que je vous dois, et encore, c’est parce que je ne vous connais pas. Peut-être en vous connaissant mieux, je finirai par vous appeler l’enculé.
Que je me calme ? Détrompez-vous. Calme, je le suis. Ne croyez pas, à cause de ma gueule retournée, que je suis échaudé pour autant. Vous êtes là pour m’aider ? Permettez-moi d’en douter. Vous ne me connaissez ni d’Ève ni d’Adam, et vous voulez m’aider ? Les êtres les plus proches m’ont toujours enfoncé, alors comprenez bien que j’ai du mal à croire à la main tendue d’un inconnu. C’est que c’est votre métier, vous êtes un avocat commis d’office ? C’est étrange. Je ne savais pas qu’on pouvait être maître et commis à la fois. Que je baisse d’un ton, vous n’êtes pas mon ennemi ? Qu’en savez-vous ? Avez-vous des enfants, monsieur Bakouche ? Les aimez-vous ? Le leur dites-vous ? Les prenez-vous dans vos bras, les embrassez-vous, ou êtes-vous comme vos congénères, à les aimer à votre façon ?
C’est à moi de répondre aux questions ? D’accord, entendu. Mon dossier est sur la table, épais comme la Bible. J’ai déjà tout dit aux policiers, alors que voulez-vous savoir de plus ? Reprendre depuis le début ? L’affaire est sérieuse ? Un peu qu’elle est sérieuse, c’est même l’affaire la plus sérieuse de ma courte vie. Les charges qui pèsent sur moi sont lourdes ? Vous croyez qu’elles datent de cette nuit, les charges qui pèsent sur moi ? Laissez-moi vous dire : depuis que j’ai ouvert les yeux sur ce monde, je le sens peser sur moi de son poids injuste, et je m’y suis habitué. Alors vos charges lourdes, vous pouvez vous les mettre où je pense.
Non, je n’ai pas ma langue dans ma poche. Mes poches sont vides depuis que je suis né, mis à part ce fameux jour où mon père m’a donné vingt dinars pour que je sorte me faire plaisir, m’a-t-il dit. Tiens mon garçon, va au cinéma, c’est bien ça que tu voulais ? Tiens, tu pourras même t’acheter une crêpe. J’ai regardé sa main tendue et j’ai levé vers lui des yeux incrédules. Il y avait dans son regard une douceur étrange, car toute douceur dans ses yeux est étrange.
Ma mère m’a soufflé à l’oreille : Vas-y, prends, tu vois qu’il t’aime. Alors j’ai eu un doute, je me suis dit que je m’étais peut-être trompé sur son compte. J’ai saisi le billet. C’était presque irréel, comme dans un rêve bizarre, d’autant plus que le cheval de Kheireddine s’est mis à hennir et à se cabrer. Sans doute pour me prévenir, mais ça sur le coup, je ne l’ai pas compris.
J’avais juste peur de me réveiller sans être allé au cinéma, alors j’ai enfoui le billet dans ma poche et j’y ai couru. C’est la seule fois où j’ai eu quelque chose dans ma poche, et je peux vous dire que ma langue n’y était pas.
Pourtant, la nuit même, j’ai tiré sur mon père ? Oui, c’est exact. Si je regrette mon geste ? Non, je vais même vous dire, si c’était à refaire, je le referais. Et monsieur le maire ? Je confirme, c’est encore moi. Et le ministre de l’Environnement, aussi, oui, c’est toujours moi. Et dites-vous que si on me redonnait le fusil et qu’on les alignait devant moi, le président, les ministres et tous les députés, je tirerais sur eux. Je leur prendrais leurs mains, les uns après les autres, à cette bande d’enculés. Est-ce que je suis conscient que de tels actes, doublés de tels propos, condamnent mon avenir ? C’est une bonne blague, monsieur Bakouche, et si j’avais pas mal partout, je rirais de bon cœur. Mon avenir était déjà condamné bien avant tout ça. Pourquoi ? Parce que je suis né ici, dans ce pays, parmi ces gens, parmi vous. Comment expliquer alors que trente jeunes du quartier se sont jetés dans la mer s’ils avaient un avenir ici ? Pourquoi Tarek le cerveau s’est-il embarqué là-dedans, sa licence de maths collée contre sa poitrine, s’il avait un avenir ici ? Combien de fois il a écrit au ministère pour être affecté ? Et Ziwene le jardinier, avec son diplôme d’agronome ? Combien de fois il a écrit à l’office pour qu’il soutienne son projet d’agriculture biologique ? Il répétait à qui voulait bien l’entendre que l’Europe a donné au gouvernement des subventions pour les gens comme lui, et que cela faisait des années qu’il ne voyait pas la couleur de cette aide qui lui revenait de droit. Même Moussa le chat, le moins diplômé mais le plus futé de tous, il s’est livré au Grand Bleu alors que ce mec déteste l’eau au point de ne pas supporter une goutte de pluie. Tous ces gars, qui avaient le cul vissé aux chaises du Café des Sports à siroter le même capucin, et qui rêvaient d’un avenir comme d’un bus qui ne passe jamais, les voilà aujourd’hui qui nourrissent les poissons de leurs corps de noyés. Alors je vous avoue que non, je n’ai pas pensé à mon avenir une seule seconde quand j’ai tiré sur tous ces gens.
Si j’ai agi seul ? Oui, il n’y avait que moi et personne d’autre. C’étaient mes oignons, c’était mon baroud. Qui me dictait mes actes ? Ma rage, ma colère, je présume. Non, je n’ai prêté allégeance à personne, je ne suis pas affilié à un groupe terroriste.
Editeur |
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