Retours de lignes – Hélène Tyrtoff
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Hélène Tyrtoff est autrice de poèmes, dessins-poèmes, prose poétique, traversés par les mémoires silencieuses, personnelles et historiques, les champs de lutte, la langue fantôme. Mouvement intérieur qui s’incarne aussi dans le corps par le tai chi chuan. Durant ses années au Luxembourg, le plurilinguisme agit comme catalyseur de son écriture. Certains de ses poèmes sont traduits en anglais, en espagnol, en arabe et en néerlandais. Parmi ses publications : De là, Editions Lanskine, 2024 ; Atlas, Rrose Semoy, éditions La 5e couche ; aux éditions PHI Jonas Luxembourg, Mars, Corps expéditionnaire (prix Servais d’encouragement).
Accompagner Hélène Tyrtoff en ses Retours de lignes, c’est consentir d´emblée à l´inconfort d´une langue âpre et anguleuse pour en goûter plus tard la lumière.
À la fois enjeu et champ de bataille, la langue est ici le théâtre d´une guerre ou, plus précisément, d´états de guerre superposés, de batailles qui mettent à sac l´intime, le dedans, autant qu´elles anéantiront, en 2022, Kharkiv, Marioupol et d´autres villes ukrainiennes.
Dès le début du recueil – du récit ai-je envie de dire car il y a, me semble-t-il, narration même si c´est narration de la débâcle – un étrange vocable, lui-même démantelé, « rupt », énonce cet état de brisure qui affecte tout : les liens affectifs et, en premier, ce lien que l´on voudrait inaliénable de la mère à l´enfant ; ensuite, les liens d´une famille marquée au fer rouge par l´Histoire et l’exil. « Rupt » encore le monde frappé par le rejet du fils. « Rupt » les récits qui pourraient renouer les liens déjoués. « Rupt » enfin – et surtout – la langue brisant encore et encore ce qui est déjà rompu.
En ces états de guerre, apparaît très tôt la figure de l´Ennemi qui usurpe la place de l’Autre et bouscule les identités.
Ennemi l’ami, le frère mais aussi l’enfant, et jusqu’à soi-même : « tu ressembles à l´ennemi/ou l´ennemi te ressemble ».
« Dos barré » et « tête sans regard », l’enfant, le fils s’est fermé, est devenu étranger inaccessible et a coupé la parole. Dès lors, il ne reste du monde qu´un territoire inerte, comme bouclé, un silence et une absence insupportables au cœur desquels plus rien ne semble pouvoir advenir.
Quelque chose pourtant adviendra ; par l’Est reviendra une lumière ; se ravivera le sang d´une histoire interrompue ; se ranimeront les accents d´une langue longtemps « tenue sous la peau ».
Oui, quelque chose adviendra : une guerre, une de plus, aux confins du Donbass celle-là. Une guerre qui viendra jeter le trouble dans l’histoire à peine renouée. Qui l’ennemi cette fois ? « Et qui apaiser/ si ce n´est toi/ le plus petit dénominateur commun ».
« Printemps violent » où « le feu parle feu » mais printemps tout de même, temps premier d´une histoire à récrire, « retour de ligne ».
À l´approche de Pâques, point de ressuscité mais une mort, une absence, une de plus, absolue, celle du père « disparu de tout son corps », charriant avec elle son cortège de corps manquants.
Pourtant, il y a, il y aura résurrection. L´au-revoir se muera en revoir. Le fils reviendra, renouera le fil, restaurera la parole et le possible pour enfin « permettre/ légère/ nourricière/ une joie d´ongles et de dents ».
L’Autre, ennemi à moitié, recouvrera sa figure originelle, et « ami [sera] le dernier mot du livre ».
Sept questions à Hélène Tyrtoff
1/ Une autobiographie en quelques mots.
Mon écriture est lente et fragile, je cherche à privilégier ce qui s’avère compatible avec elle dans ma vie, avec patience, plutôt retirée. La pratique du taichi chuan en fait partie.
Il y a eu des silences, comme celui qui a précédé mon départ de région parisienne pour le Luxembourg – d’où entre-temps, après dix ans, je suis revenue mais avec lequel j’ai conservé des liens importants. Le plurilinguisme du pays a joué comme catalyseur de mon écriture poétique. J’y vois le germe dans ma langue « manquante », celle de mon ascendance paternelle russe, non transmise mais marquée dans l’intime par des vécus apatrides.
Chercher à étranger l’écriture retrouvée ?
2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. »
Ce serait pour moi une langue revenante, qui opère par retours de périples où elle s’est chargée d’Autre, reconnu ou non. Non pas reconstituer une mémoire, mais se projeter vers le futur en invitant limons, fragments, espaces, voix, images, figures, événements, idées, avec lesquels -et contre, tout autant- composer, avancer à vue, à tâtons..
3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ?
Si l’on entend prose par déroulement narratif en langue de sens commun, voire marquée d’un style personnel, elle peut être poésie par qualité de stases, ralentissements de lecture avec intensification des intentions, rythmes, sonorités, images, avec pouvoir d’énigme parfois dans l’abouchement des mots, unis par vides devenus éloquents, relayés ou non par les blancs de la page. Comme un rayonnement, une densité, un changement de fréquence.
4/ De la forme (et du formel) en temps de crise.
Crise, moment critique, moment d’agir : une forme est à inventer, mission par excellence de la poésie. Et ce qui peut même paraître impossible à écrire se double de nécessité.
Ainsi Celan écrivant dans la langue des bourreaux répond à sa manière à Adorno sur la barbarie d’écrire après Auschwitz.
Par la poésie, tenter d’échapper au projet mais pas à la structure. Pour le poète comme pour le lecteur, la délicate et cruelle opération poétique écarte les lèvres de la plaie, explore, travaille par et dans la langue, métabolise, trouve sa voix/e sans abandonner le terrain. Elle formule (au sens presque sorcier) sans pourtant rien résoudre et se remet sans cesse à l’ouvrage.
La poésie n’est pas à chercher dans le message mais peut-être pose-t-elle toujours la question-sans-question de Luca : « Comment s’en sortir sans sortir ».
5/ Quel avenir pour la poésie ?
Quel peuple, à quelle époque, n’a pas eu de poètes ? Malgré les durcissements autoritaristes de notre monde (sachant que contre cela il y a aussi des poètes à défendre) la quasi invisibilité médiatique et l’extension de la langue utilitaire et communicationnelle, je ne m’inquiète pas pour la poésie, elle trouvera ses relais.
Dans l’avenir, savoir quels supports et quelles formes elle adoptera…
6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème.
Chaque poème pour moi recèle en lui-même ses propres rythmes et ses sonorités, il me faut les manifester, je ne pratique aucun jeu de contrainte.
Cela se pose d’abord mentalement de façon spatiale et sonore. Il s’agit de balayer au radar de l’écoute un espace intérieur vaguement bruissant, de localiser des zones plus denses, plus magnétiques, puis projeter à la main sur le papier souvent de façon éparse les sons, les mots venus du bruit de fond, avec le moins possible d’interférences personnelles. Des bribes s’aimantent, s’associent, se condensent sur la page. Se tissent des réseaux de sens dans ce brouillage/débrouillage, souvent à l’aide de couleurs.
Poème-constellation ? Progressivement l’intention assemble, développe et architecture, le diapason intérieur mène la danse, allie les motifs et dose les justes perturbations dans l’harmonie.
7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique.
N’étant pas traductrice moi-même, c’est avec une amie poète qui assurait la traduction en anglais de certains de mes poèmes que s’est présentée l’occasion d’interroger sous un angle nouveau mes propres textes et d’apprécier la qualité et l’inventivité des équivalents. Je ne peux que rêver de devenir ainsi passeuse de voix, sauf peut-être comme auxiliaire…
Quant à mon écriture, j’ai le sentiment que depuis toujours elle est traversée, infusée d’une langue fantôme qui demande en quelque sorte traduction.
Plus que des sonorités étrangères ou ma langue familiale non apprise, c’est ce qu’elle charrie pour moi d’émotions violentes et contradictoires, piégeuses et fécondes, qui anime ce hantement. Une langue qui jamais ne pourrait se connaître ni s’apprendre et œuvre par transparence.
Plus généralement la poésie m’apparaît, comme toute traduction, langue tierce entre notre monde intérieur et la réalité, ni vraiment celle de l’un ni vraiment celle de l’autre, où ils se joignent et se trahissent.
Editeur |
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